[Note de lecture] Grève Calor de 1979 : Georgette Vacher, la syndicaliste invisible

[Note de lecture] Grève Calor de 1979 : Georgette Vacher, la syndicaliste invisible

18.02.2021

Représentants du personnel

Elle s'appelait Georgette Vacher, née en 1929 à Ha Giang, dans le Tonkin, son père étant militaire. Ouvrière spécialisée dans l'usine Calor de Lyon à partir de 1963 et militante CGT, c'est elle qui anime chaque jour la grève des ouvrières déclenchée en 1979. Pourtant, la presse de l'époque reste muette à son sujet. Dans la revue Le Temps des médias, qui a consacré un numéro au traitement médiatique des conflits sociaux dans l'histoire, Claire Blandin, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris Nord, analyse les articles de la presse du moment et dresse le constat d'une invisibilisation de la militante CGT.

"Travailleurs travailleuses !" La harangue syndicale bien connue sert de titre au numéro 34 de la revue Le Temps des Médias, paru à l'automne 2020. Et en effet, il est beaucoup question des syndicats dans ce numéro qui fait se rencontrer le monde des travailleurs et le monde des médias. Au travers de l'étude du traitement médiatique de grands conflits sociaux dans l'histoire, la revue examine comment les médias contribuent à rendre compte des luttes sociales dans le monde du travail. Loin d'être anodine, la restitution des mobilisations et des prises de parole par les médias d'époque pouvait déjà rendre visible (ou non) les revendications. Sont ainsi abordés dans le dossier principal les grèves dans les journaux télévisés depuis les années 1960, le mouvement des documentalistes de l'INA en 1981 ou encore l'usage du cinéma par le militantisme ouvrier après mai 68.

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Un autre article du dossier a attiré notre attention : "La femme invisible. Le silence médiatique autour de la grève Calor de 1979 menée par Georgette Vacher". Dans cette contribution, la professeure en sciences de l'information et de la communication Claire Blandin, appuyée par le collectif scientifique "Camille Noûs", analyse le traitement de la grève Calor dans le quotidien de presse régionale Le Progrès et dans les quotidiens nationaux Libération et L'Humanité. Le constat s'impose : malgré ses prises de parole quotidiennes et son rôle d'animation du mouvement des ouvrières, Georgette Vacher n'est jamais mentionnée dans les articles relatant le conflit…

Les grèves de femmes restent invisibilisées 

A notre époque où les femmes réclament la fin du patriarcat, la fin des violences physiques mais aussi sociales et économiques, où la puissance des médias a explosé du fait du développement des chaînes d'information et d'internet, l'article de Claire Blandin montre les ressorts de l'invisibilisation, dont nous ne sommes pas certains qu'elle soit totalement révolue. Qui entend parler des grèves féminines d'aujourd'hui ? Tout au plus a-t-on pris conscience du rôle des femmes parmi les "travailleurs de première ligne" lors du confinement de mars 2020. Comme l'indique en page 11 la présentation du numéro de la revue, "les grèves de femmes restent souvent invisibilisées par les médias locaux et nationaux à l'heure où, dans les rédactions comme dans les médias, peu de femmes occupent des postes à responsabilité".

Georgette Vacher, institutrice, religieuse, militante CGT

La grève de 1979 chez Calor a été très peu documentée par les historiens. Un rapide test dans un moteur de recherche le confirme : pas d'ouvrage, pas de site internet, pas d'articles, hormis celui du Temps des médias, dont l'accès est donné par différents sites de recherche universitaire. Nulle information, nul souvenir. La grève des ouvrières est tombée dans l'oubli. Georgette Vacher, elle, a laissé une trace plus importante (c'en est presque paradoxal), puisqu'elle dispose de sa page wikipedia.

Comme le relate Claire Blandin dans son article, Georgette Vacher naît en 1929 au Tonkin, c'est-à-dire dans la partie septentrionale du Viêt Nam, où son père, Marcel Fabre, était officier de marine. Institutrice dans une école catholique près de Lyon, Georgette Vacher connaît rapidement le deuil : elle perd son mari et ses deux enfants dans un accident de voiture. Cette épreuve a-t-elle fondé sa volonté de rentrer dans les ordres ? Nul ne le sait aujourd'hui. Toujours est-il qu'elle rejoint la communauté des sœurs du Prado en 1953 et y prononce ses vœux en 1959. C'est dans ce cadre religieux qu'elle rejoint le militantisme à l'Action catholique ouvrière puis à la CGT et quitte les monastères en 1961. Mais les voix du Seigneur continuaient, semble-t-il, de murmurer à son oreille, puisqu'elle se rapproche de Marcel Vacher, curé de sa paroisse et l'épouse en 1973, une fois qu'il a quitté la prêtrise.

En 1963, Georgette Vacher est ouvrière spécialisée chez Calor à Lyon. En 1977, elle prend la responsabilité du secteur féminin de l'union départementale (UD) CGT. Selon Claire Blandin, "elle s'inscrit ainsi dans une nouvelle génération de femmes engagées après mai-juin 68, dans le mouvement syndical, du fait de l'extension du mouvement féministe. Son parcours est aussi caractéristique d'une génération pour laquelle un puissant plafond de verre subsiste dans la hiérarchie syndicale".

Médiatisation du conflit Calor : la grève aux femmes, la parole aux hommes

Claire Blandin retrouve les premières traces médiatiques du conflit Calor dans l'édition du 3 mai 1979 du quotidien régional du Rhône, Le Progrès. Les journalistes y donnent la parole à "la CGT" pour exposer les demandes des grévistes. Mais dans cette édition comme dans celle du 7 juin, "la préoccupation du journal est de donner une information locale, sur les communes qui pourraient être touchées (Calor possédait d'autres usines dans les environs, ndlr), et sur l'importance du groupe électroménager pour la région", explique Claire Blandin.

Quelques jours plus tard, Le Progrès met en lumière Marcel Houël, maire de Vénissieux et ancien militant CGT, qui a écrit au préfet pour soutenir la grève. Le journal donnera ensuite la parole à Robert Rivoire, de l'union syndicale CGT de la métallurgie, pour exposer les revendications. Point de Georgette Vacher.

Claire Blandin puise également dans les archives de la militante. Il en ressort qu'elle "joue un rôle considérable dans la grève pour rassembler les forces en présence. Permanente de l'UD, elle verse intégralement son salaire à la caisse de solidarité des grévistes". Mais elle n'apparaît pas dans la presse.

Les 13 et 14 juin 1979, le quotidien national L'Humanité relaie à son tour le conflit et mentionne le soutien de Marcel Houël. Toujours pas de Georgette Vacher, mais le journal publie une photographie des ouvrières et révèle la spécificité du conflit : une grève de femmes qui transgresse l'ordre usinier et patriarcal de l'époque. Des images seront également utilisées à la télévision, notamment par le journal télévisé de FR3.

Le journaliste ne parle que des ouvriers au masculin 

Dans les colonnes de Libération et du Progrès, il sera encore question des "travailleurs des établissements Calor de Lyon", de "la CGT", des "représentants du personnel". Pour Claire Blandin, "outre que les responsables syndicaux ne sont toujours pas nommés, la parole syndicale est largement déligitimée par le journaliste. Celui-ci ne parle d'ailleurs que des ouvriers au masculin, invisibilisant les femmes". Un comble, alors que la présence indispensable des femmes dans les usines date de la première guerre mondiale. Que pensent les autres syndicats du conflit ? L'article ne les mentionne pas, les moteurs de recherche d'aujourd'hui non plus.

Les relais médiatiques de l'époque contribuaient-ils à renforcer les inégalités de genre présentes dans le monde du travail ? C'est ce qui ressort de l'article de Claire Blandin. La mobilisation des ouvrières aboutira à une augmentation de salaire, à une modification du calcul des primes et à quatre demi-journées "enfants malades". Georgette Vacher, elle, sera exclue de la CGT, accusée de "rendre service à l'orientation du patron" et de tenir des positions internes trop réformatrices. Avant son suicide, en 1981, elle écrira une lettre ouverte et poignante aux ouvrières de Calor, à ses compagnes de lutte, qu'elle distribuera à la sortie des usines : "Mon exclusion de l'UD est la fin d'une longue histoire d'amour. C'est la fin d'une longue lutte avec vous d'abord et avec des milliers d'autres pour que les travailleurs de ce pays vivent autrement". Le texte sera publié dans Libération quelques jours après sa mort. Trop tard.

 

"Travailleurs travailleuses", Le Temps des médias, n° 34, automne 2020, 327 pages, 25 €, disponible en ligne sur le site internet de l'éditeur, Nouveau Monde Editions

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Marie-Aude Grimont
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